Interview avec Benjamine Weill : « J’ai pris Damso comme matière première sur les violences masculines »

Vous avez surement vu passer sur Twitter ses phrases chocs anti-masculiniste qui font réagir. Benjamine Weill est une philosophe qui travaille depuis quelques années sur la question du rapport entre rap et féminin. Elle est passée du digital au physique en sortant ce mercredi son second livre. « À qui profite le sale ? » dénonce le virage pris par le rap en 2005 quant à la question de la misogynie et du rapport à un « tout » dont les femmes sont de plus en plus exclues. Nous avons rencontré l’autrice quelques jours avant la sortie de son ouvrage.

Son parcours

+33 : Quel est ton parcours dans le rap ?

Benjamine Weill : J’ai un parcours à la fois classique et atypique. Classique dans le sens où j’ai grandi dans les années 80, j’ai grandi en tant qu’adolescence dans les années 90. J’ai vu émerger ce mouvement Hip-hop à l’époque où c’était très mal vu. J’ai entendu parler du Hip-hop quand j’habitais dans le 91. Puis, à mes 15 ans, je suis partie vivre aux USA une année. J’ai vraiment découvert le Hip-Hop là-bas. J’ai vécu dans une famille d’accueil qui habitait à New-York et on allait souvent dans le Queens d’où ils étaient originaires. On a vécu les block-parties, on ne se rendait pas compte mais on l’a vécu en plein cœur. Je suis revenu avec ça en France 1995, j’avais raté la sortie du film ‘La Haine‘ donc je suis allé le voir à Saint-Michel dans le seul cinéma où il y était encore.

J’ai commencé à écouter du rap en faisant partie de cette génération où on volait les CDs, on écoutait les compilations, tout ce qui sortait. On avait deux heures de radio sur Générations, le rap c’était secret, du digging. Je ne suis pas une ‘mondaine du rap’, je n’ai pas fait partie du rap des soirées. J’ai été dans des concerts, autant que je pouvais, mais j’ai arrêté d’y aller quand ils ont dépassé les vingt euros. C’est dire. Une époque, on allait dans des concerts pour moins de vingt euros, moins de 50 francs parfois, dans les salles comme le Bataclan, la Cigale, l’Elysée Montmartre, qui étaient les salles rap de Paris. Il se trouve que la vie a fait que j’ai fait des études, j’ai été mère et en même temps je travaillais donc je n’ai pas pu être de toutes les soirées. Puis, j’ai continué à travailler avec le rap par l’éducation. J’ai été surveillante au collège ‘Moulin Des Pré’ de 2001 à 2004. J’ai développé une sorte de médiation à travers le rap pour adolescents, sans vraiment le savoir. Toutes les heures de vie de classe, je donnais à mes élèves un texte de rap et on en débattait. Pour la petite info, parmi ces élèves il y avait Ismaël Mereghetti, il a beaucoup été dans mes salles de débats. J’ai fait de l’insertion, du social, je travaille avec des jeunes. J’ai également été chef de service d’une structure de Pantin qui s’appelle «etap’ado» où on a développé la médiation hip-hop. J’ai développé un réseau dans le rap, du graff, du DJing, de la danse et sur l’aspect social. Je voyais qu’on pouvait faire des ponts déjà à cette époque. Puis, je me suis remis à écouter du rap actuel, par ma fille qui écoutait Sexion d’assaut à l’époque, je me disais qu’il devait y avoir autre chose, bien que ce soit intéressant. Depuis 2003, j’avais vraiment arrêté le digging.

En 2005/2006 j’en reviens. Des gens du milieu me demandent de formaliser cette avancée philosophique du rap. J’ai fait des études de philosophie assez hautes. On a vu que je connaissais aussi bien la culture dite ‘classique’ que celle dite ‘hip-hop’ et que j’arrivais à en faire des liens. C’est pour ça qu’à partir de 2015, j’ai commencé à écrire des articles, un premier livre qui parlait de cette légitimité du rap. J’ai commencé à écrire et à formaliser avec ma marque de fabrique entre grosses guillemets qui est la philosophie du rap.

Premières clefs de compréhension de son livre

+33 : On se voit aujourd’hui dans le cadre de la sortie de ton livre « À qui profite le sale ? ».
Comment l’as-tu écrit, dans quel contexte  ?

BW : Il faut savoir que je l’ai écrit seule. J’ai juste un pote qui s’appelle Gabriel Bacave, qui m’a donné un coup de main pour trouver un éditeur. Ce livre, je l’ai réécrit 5 fois en entier depuis le début. Quand je me bloque des journées je peux écrire 12 heures d’affilée.
J’ai donc écrit une première version au mois de Juin 2022. Début Juillet j’étais dans le bureau de Laure-Hélène Accaoui, mon éditrice, une personne formidable. Elle m’a dit ‘on y va !’.  J’ai refait une version au mois d’août et elle m’a demandé d’écrire une première partie que je n’avais pas faite avec les conseils qu’elle m’avait donné. On s’y est vraiment mis ensemble en septembre. Mi-décembre, j’étais encore en train d’écrire une version, mais début Janvier 2023 c’était vraiment terminé. Normalement, le bouquin aurait dû faire le double de celui-ci, mais Laure-Hélène m’a invité à la réduire et elle a eu raison. J’ai développé sur des trucs philosophiques qui partaient du rap. J’ai du tout reprendre, mais c’était hyper intéressant. Epuisant mais génial.
On a un peu cassé les codes ! Pour la couverture, nous avons imposé un fond noir alors que normalement c’est blanc. Aussi c’est le premier livre que Payot publie en écriture inclusive

+33 : Quelles ont été les références d’écriture que tu as intériorisées pour écrire ton livre ?

BW : J’ai pleins d’inspirations. Annie Leclerc, Angela Davis, Frantz Fanon… Il y a eu des actions plus concrètes qui m’ont inspiré. Comme le travail de Lola Levant, qui est assez pertinent avec son association ‘Change de Disque’ et avec la journaliste Emily Gonneau. J’ai également beaucoup de respect pour le travail de Juliette Fievet (journaliste pour RFI, NDLR) ou pour la rencontre que j’ai fait avec Anne-Sophie Mattéi car personne ne sait qu’elle a été la première ingénieure du son de Planète Rap, la seule femme là-dedans. Il va falloir un jour qu’une émission lui soit dédiée.

+33 : Avec ce format du livre, tu vas enfin découvrir qui est ton public. Qui seront les acheteurs de ce format selon toi ?

BW : C’est très large. Celles qui vont se le procurer en premier, ça sera les meufs qui écoutent du rap (rires). Le Juiice a partagé hier sur ses réseaux, c’est cool. Je sais qu’il y a Sako (rappeur du groupe Chiens de Pailles, NDLR) qui attend le livre. Je sais que dans le milieu il est attendu sans l’être. Il fait bien flipper d’autres gens, comme le mec de Raplume. Alvaro faisait des tweets « j’espère que ton livre flop ». En fait, mon public il est compliqué à cerner. Je n’ai pas choisi la facilité (rires). Je suis une vieille dame qui fait de la philo. Dans la tête des plus jeunes, je suis une vieille bourgeoise.

Un sujet si particulier dans le game actuel

+33 : Quand est-ce que tu t’es intéressée à la question de la place de la femme dans le rap ?

BW : Au départ, la question je la rejette, je refuse d’aller sur les ‘femmes dans le rap’. Le sujet s’est imposé à moi. J’ai observé au fur et à mesure de l’avancée du rap, qu’il y avait une escalade du masculinisme dans le rap game. Ça m’inquiète et on le voit tous les jours. On est en train de faire du rap un milieu exclusivement masculin, alors que ça n’a rien à voir avec la culture de départ, ni la réalité d’aujourd’hui.
Quand j’étais plus jeune, on n’était pas beaucoup de nanas mais on était très tranquilles. J’ai souvenir d’un concert du Wu-Tang au Zénith de Paris. On arrive à deux meufs, avec ma pote Zorah, et il y a 15 gars qui se mettent autour de nous pour qu’on puisse danser tranquille et que personne ne nous emmerde. Comme les soirées de Cut Killer, animées par Jamel Debbouze à l’Elysée Montmartre. Je me rappelle d’une fois où Jamel demande s’il y a des filles dans la salle et on lève la main, on est que toutes les deux, tout le monde nous a applaudi. C’est complètement différent aujourd’hui, c’est une autre façon de penser le rapport masculin-féminin.

Maintenant, si tu regardes bien dans les concerts, ce sont quasiment que des meufs dans la fosse, mais c’est devenu complètement viriliste dans la tête des gens.

En 2015/2016, quand j’ai vu débarquer cette question de « la place de la femme dans le rap », je ne comprenais pas. Ça ne correspondait pas à ce que je connaissais du rap. Je ne voulais surtout pas qu’on parle de « rap Féminin », une expression qui me sort encore aujourd’hui par les yeux. Je voyais de nouvelles meufs dans les open-mics, de nouvelles artistes tous les jours… Je trouvais qu’il y avait un décalage entre ma réalité du terrain et les gens qui se posaient cette question. C’est de là que vient l’idée d’écrire un livre : c’est qu’il y a un truc qui déconne. S’il y a des évidences pour certains qui ne le sont pas pour moi, ça veut dire qu’il faut que je fouille. C’est mon côté philosophe.

+33 : Est-ce qu’il y a eu un élément déclencheur ?

BW : Il y a le morceau ‘Ahoou’ qui est sorti entre temps. C’est pour moi le meilleur son de l’année.
Et il n’est même pas promotionné ! Les 5 nanas se retrouvent toutes seules à la défendre. C’est quelque chose que j’ai déjà vécu à plein d’endroits dans ma vie, où tout le monde te dit ‘c’est génial’  mais tu es toute seule. Je vois plein de filles qui font des trucs mais qui ne sont pas mises en avant. Je vois le média ‘Madame Rap’  personne n’en parle. Le ‘Fraiches Women Festival’ de Dolorès Bakela et de Adiaratou Diarrassouba qui ont fait des choses super intéressantes d’un point de vue afro-féminisme et du rap, mais qui n’ont jamais été suffisamment mis en avant dans les médias. La journaliste de RFI Juliette Fievet, c’est pareil : ça fait 30 ans qu’elle est là et qu’elle n’est pas reconnue. On devrait tous lui baiser les pieds à cette fille ! Mais regarde comment elle est traitée…

+33 : Pour toi, en écrivant ce livre, il était évident de parler de féminisme mais également de l’antiracisme et de l’anticapitalisme ? Est-ce, selon toi, un trio de sujets logique ?

BW : Ça fait partie des valeurs que je revendique depuis que j’ai 15 ans. J’ai fait partie de cette génération où on mettait en avant l’antiracisme et c’était très important dans le rap. Quand j’ai commencé à écrire en 2015, j’avais encore ce rôle de montrer le rap comme un art, comme une esthétique à part entière comme les autres. C’était un dénigrement qu’il fallait questionner en tant qu’acte citoyen. Maintenant c’est acquis, même pour les médias mainstream. Mon boulot de philosophe désormais c’est de venir poser des questions qui fâchent, d’être la « mouche du coche ». Cette question, c’est le virilisme dans le game qui inclut quelque chose de masculiniste. Il y a un enjeu des médias rap de la masculinité et du capitalisme en ne proposant que des imageries masculines.

Un jour j’étais dans le train en revenant de Brive (dans le centre de la France, NDLR) et j’ai pu me poser pendant mes 5 heures de trajets. Je me suis intéressée au rap comme un objet intersectionnel par excellence. Je voulais montrer qu’il y avait autant de façons de parler de lui, que parfois c’en était même compliqué. J’ai compris par extension le racisme et le sexisme sous-jacents du rap à travers le capitalisme. Qui n’est pas celui des acteurs mais d’un système, dans lequel on va choisir ses acteurs et promotionner ceux qui représentent au mieux ses valeurs et qui vont dans son sens. Mais c’est le système qui est toujours gagnant. Au début où je fréquentais le rap, il y avait du sexisme, comme de partout ailleurs dans la société. Aujourd’hui, le sexisme est devenu l’étendard du rap. C’est ça la question de laquelle je pars pour mon livre. Le racisme et l’anticapitalisme sont des questions connexes au féminisme. On a trop longtemps eu un primat de l’antiracisme dans le rap. Il a cette représentation que l’antiracisme justifierait toutes les autres dérives.

+33 : Dans le livre, tu parles aussi du traitement « deux poids deux mesures » entre des artistes populaires comme Michel Sardou et les rappeurs comme Freeze Corleone. Un exemple assez parlant du racisme lattant et de la discrimination qu’il existe dans la société au niveau des personnes racisées et du rap, cette « musique de n*gre » pour reprendre l’expression d’Henry de Lesquen ?

BW : Le deux-poids deux mesures existe depuis toujours et c’est en ça que le traitement médiatique du rap a un fond raciste depuis son origine. Mais je ne suis pas la première à le dire. Moi ce qui m’a intéressée sur cette question c’est que dans ce biais raciste, on a créé un biais sexiste. Je voulais montrer qu’il y a un moment où la figure non-blanche est le repoussoir en France.

Ce qu’a dit Freeze n’est pas défendable dans l’absolu. On a tous été embourbés quand on essayait de le défendre à l’époque des polémiques. Preuve en est que s’il avait eu une bonne com’, et qu’il s’était défendu de la partie extrême droite de son public ça aurait été différent. En tant que professionnel, tu dois aller chercher une autre fan-base, mais ça suppose d’avoir un courage économique que beaucoup de producteurs n’ont pas qui restent dans le ‘on fait ce qui marche’. On ne parle jamais des dérives misogynes de Depardieu dans le film « Les Valseuses », ou les penchants d’extrême droite de Sardou dans sa carrière et surtout avec le morceau « le temps béni des colonies »… Ils ne sont pas attaqués ces gens-là.

Le rapport à la sexualité dans le rap français

+33 : Tu as cité le mot « sale » 591 fois dans ton livre. Qu’est-ce que cette expression représente pour toi ?

BW : Le mot ‘sale’ est polysémique. Ce qui est drôle c’est qu’il crée une vraie fracture sociale. Les plus de 55 ans ne comprennent absolument pas le mot, ni le titre de mon livre par extension. Pour les plus jeunes par contre, c’est un kiff d’avoir cette expression dans le titre. Le mot est clivant.

Au début, j’ai hésité à appeler mon livre par ‘Manifeste pour le rap français’ ou ‘Crépuscule des idoles du rap français’. Il y avait un truc qui ne permettait pas d’avoir cette idée d’intersectionnalité entre féminisme, antiracisme et anticapitalisme. S’il en manque un des trois, ce n’est pas bon. J’avais déjà écrit un article sur Mediapart qui s’intitule ‘à qui profite le sale ?’. Il avait fait pas mal de bruit, le titre d’ailleurs avait bien fait parlé. J’y ai repensé quand j’ai voulu choisir mon titre pour le livre et c’est apparu évident. J’en ai discuté avec Laure-Hélène, mon éditrice et elle a proposé le sous-titre, ça s’est fait naturellement.

L’expression sale’, à la base c’est un élément d’ambiance, une forme de vulgarité revendiquée qui fait partie de la culture du rap. C’est ce qu’on retrouve notamment dans la trap. L’histoire du sale et l’histoire du rapport aux femmes est un peu lié. Mais moi, je distingue le ‘sale pure’ du sexuel.

Le rap, c’est faire du beau là où il y a du sale. C’est faire du ‘proprement sale’ comme disait Despi Gonzalez dans le film ‘Brooklyn’ de Pascal Tessaud. Ce sale-là, je l’aime.
Mais à partir du milieu des années 2000, le sale s’est transformé dans une délinquance pure et dure. Ce n’était plus la délinquance de Kenny Arkana qui disait « ma délinquance a des principes », que j’ai connu de voler aux riches, pas à n’importe qui pour n’importe quoi. À la base, le rappeur, même s’il peut avoir un côté voyou, c’est de la petite délinquance. Le rappeur reste l’intellectuel du quartier, celui qui a lu des bouquins, même Ministère AMER qui nous ont parlé de Frantz Fanon.

Cette mentalité a été transformée par la ‘street-credibility du milieu des années 2000, une autre forme de sale, version ‘sans foi ni loi’. Aujourd’hui, est-ce que tu vois Booba te parler de Baldwin ? Expression Direct, Abdel Malik, Oxmo Puccino… Tous ces gens-là n’étaient pas des délinquants mais des gars de quartier qui voulaient s’en sortir. À partir de 2005, il y a une autre idée qui se met en place : il faut être un voyou qui fait peur, un bandit. Et là, le sale devient un truc viriliste, et c’est ce qui m’a emmerdé. Un peu de ‘sale sexiste’ dans le rap, ça ne me dérange pas. Mais le fait qu’il y ait que ça et que ça devienne la norme, ça m’emmerde !

+33 : Paradoxalement, tu cites à de nombreuses reprises des lyrics de Damso dans le livre, qui s’est souvent exposé à des critiques, considéré comme « antiféministe », « anti-féminin », « sexiste »… Quel rapport as-tu à sa musique ?

BW : Il y a des féministes qui vont m’en vouloir (rires). J’ai adoré Damso à son démarrage. Mon histoire médiatique est assez liée à la sienne enfaite. Mes premiers articles qui pètent c’est parce qu’il les relaye : ce n’est pas anodin. Je découvre Damso en écoutant Amnésie’ et je tombe des nues. Ça correspond à la thèse que j’ai écrite en 2005 : « la perversion narcissique », et le rapport sexuel du côté masculiniste et du viriliste.
Ces questions je les travaille depuis des années. J’ai fréquenté l’autrice Annie Leclerc qui a été ma mère spirituelle pendant des années, qui s’est beaucoup intéressée à la question et qui a été proche de Simone De Beauvoir. Quand Damso sort ‘Amnésie’, c’est le premier à parler de la violence masculine dans la sexualité. J’ai pris Damso comme une forme de matière première sur les violences masculines. Amnésie c’est la démonstration que pour un homme, avoir des rapports sexuels trop tôt : c’est dangereux. Cette chanson n’a été entendu seulement que par le prisme « je m’en fous qu’elle se soit suicidée », mais moi j’ai plusieurs grilles de lectures. On comprend surtout que le masculin est l’une des grandes victimes de la domination du masculinisme et du virilisme et Damso l’a confirmé. Car il vit dans ses musiques comme quelqu’un qui a souffert, comme un monstre, il ne le revendique pas dans son mode de vie, dans ses clips. Chez Damso, il y a une putain de culpabilité, on ressent qu’il n’est pas fier de son truc.
Sur le morceau « Julien » par exemple, c’est le seul à poser la question de la pédo-criminalité. Les rappeurs ce sont les premiers à dire ‘les pointeurs je vais les niquer’ mais ce sont des vrais connards avec leurs sœurs, leur filles, leur père ou leur mère… Je préfère un gars comme Damso qui regarde en face ses vicissitudes et qui les exprime. Il y a aussi quelque chose d’important c’est que je ne m’arrête pas à la question de la vulgarité, du sexuel un peu cru, ça ne me dérange pas ! Et puis parler de sexe, ce n’est pas forcément être sexiste. Ce qui est reproché à Damso, ce n’est pas sexiste. Quand il dit « La bitch fait sa Françoise Hollande, je lui dis de partir, mais elle en redemande» (sur le morceau Autotune, NDLR), c’est cru mais pas sexiste.

+33 : En plus du ‘sale’, tu parles également de la place de la femme par le biais de la mère vis-à-vis du rappeur. Pourquoi ?

BW : On survalorise les mères déjà. J’en fais d’ailleurs des blagues un peu sur Twitter (rires). Une mère est le ‘corps véhicule’ pour la transmission masculine : elle n’est pas un vrai sujet dans le rap. C’est la raison pour laquelle un bouquin comme « La puissance des mères » de Fatima Ouassak est très important. On y comprend que les mères ne sont pas citoyennes ni politiques. Ce sont des véhicules au service du pouvoir masculin et c’est pour ça qu’elles sont aussi valorisées, notamment par les hommes. L’amour ‘enfant-mère’, ce n’est pas si simple. Respectez vos mères avant de les aimer déjà ! Je travaille en protection de l’enfance depuis bientôt 30 ans, ce n’est pas si simple. Ca aide à comprendre que la parentalité, ce n’est pas parfait, que la famille n’est pas le lieu du bonheur, contrairement à ce que l’on en croit. Il y a même cette l’idée comme quoi une bonne famille est représentée par une bonne mère. Mais pour être une bonne mère, il faut certaines conditions évidemment : il faut qu’elle soit mariée ou posée, si elle est célibataire elle a forcément déconné quelque part, c’est sa faute s’il y a des problèmes et que ses enfants sont mal-éduqués. Être une mère ne veut pas dire qu’on est une sainte, contrairement à ce qu’on véhicule dans le rap.

+33 : Dans ton livre tu parles du ‘syndrome de la Schtroumpfette’, du crépage de chignon entre filles d’un même groupe. Est-ce que les femmes ont besoin de se regrouper pour faire quelque chose ?
Est-ce que se regrouper c’est positif ?

BW : Le premier élément, je pense que s’unir c’est une bonne chose, mais pas pour rester entre nous. L’enjeu de la domination masculine c’est de créer de la concurrence entre les meufs, et ça marche hyper bien. Toutes les meufs se tirent dans les pattes. C’est réel ce crêpage de chignons. Il y a souvent un siège disponible pour deux meufs dans le rap game.
Aya Nakamura et Shay sont constamment mises en concurrence. Même si je ne voulais pas renforcer ce truc-là dans mon livre, j’en parle. C’est un enjeu très sexiste en plus autour de Shay qui serait une ‘vraie femme’ et Aya qui ‘ressemblerait à un homme’. C’est très violent. La rivalité féminine, il ne faut pas la passer sous silence. Il y a un super livre de Racha Belmehdi qui s’appelle « Rivalité, nom féminin » que je conseille à toutes les femmes pour comprendre comment essayer d’en sortir. Notre question en tant que femme, c’est celle-là : d’arriver à faire sororité.
Le deuxième élément, c’est que si la non-mixité est importante pendant un temps, le problème c’est que ça devient une niche et moi je n’aime pas qu’on laisse les femmes à la niche. Quand on identifie trop ça au féminin, ça devient plus légitime.

+33 : Ce qui amène au fameux syndrome des rappeuses : le syndrome Diams, dont tu parles dans ton livre. En quoi Diams a marqué le rap français à ce niveau-là ?

BW : C’est notre syndrome de la Schtroumpfette rapologique. C’est celle qui a empêché toutes les autres derrière. Et j’insiste à son corps défendant, elle n’y est pour rien. La preuve, elle en a fait un documentaire qui s’appelle ‘Salam’. Elle en a souffert et elle n’y est pour rien. Elle est la victime de ce système, du rap game. Elle a été formatée par le groupe masculin comme la seule façon d’être femme auprès d’eux.
Le Juiice parle de Diams (dans le documentaire Reines sur Canal+, NDLR), et elle a été confrontée à ça quand elle a osé poser la question.

Sa place -nouvelle- dans le GAME

+33 : Est-ce que tu te considères faire partie du nouveau journalisme rap, encore plus avec ce livre ?

BW : J’ai un pied dedans et un pied en-dehors du rap. Je n’ai jamais mangé avec, donc je ne me mets aucune pression ou quoi. J’ai une place médiatique dans le rap mais je ne suis pas journaliste. Il y a des vrais journalistes comme Juliette Fievet, Yérim Sar, Dolorès Bakela qui peuvent parler de rap mais pas que d’ailleurs. Un vrai journaliste n’est pas que spécialisé. Je ne suis ni journaliste ni intellectuelle du rap. Etant donné que j’ai eu un média, je participe et je suis reconnu sur les médias sociaux, je fais partie de ce paysage médiatique rap. Mais j’ai une place particulière là-dedans. Je ne suis pas appelée en tant que journaliste ou chroniqueuse.

+33 : Tu es beaucoup sur les réseaux sociaux, notamment Twitter. Comment vois-tu évoluer le paysage médiatique rap ?

BW : Le fait que tous les journalistes rap ne soient pas journalistes ça m’embête. Qu’il y ait des personnes sans diplômes qui existent : il n’y a aucun problème, c’est Hip-Hop. Mais il n’y a pas de déontologie journalistique, de conscience et de connaissance de ce que c’est un média et ça pose un problème. Pour la nouvelle génération pour les moins de trente ans, ils ont grandi avec les réseaux sociaux, les médias sociaux. Mais ils ne sont pas des journalistes. C’est du relais d’information pure, de la com, pas du journalisme. Qu’il y ait des médias rap, ça ne me dérange pas, mais que ce soit plus que du marketing promotionnel, ça me dérange. La Place Hip-hop à Paris a créé un débat sur l’évolution du journalisme récemment. Moi ce qui me gêne, c’est qu’il n’y avait que des jeunes pour pouvoir en discuter pleinement. Il manque les gens qui ont créé les premiers médias, les fanzines… Ça aurait été intéressant pour comprendre la logique actuelle d’inviter durant ce podcast des anciens. Ces vieux, ils n’étaient pas spécialisés mais ils avaient la démarche hip-hop de vrai média, des vraies enquêtes, de la critique. Le vrai média, ça se perd. Ça manque de vrais journalistes aujourd’hui, de gens qui ont des vrais couilles, qui font de l’investigation, qui ont une déontologie journalistique qu’aucun média n’a. Ce n’est pas pour critiquer la nouvelle génération, mais c’est important de regarder d’où l’on vient. C’est pour ça que dans mon livre, j’ai rajouté une partie sur l’Histoire du rap.
Ce n’était pas mieux avant, mais c’est important de savoir d’où on vient pour savoir pourquoi on fait les choses aujourd’hui et quel sens on leur donne.

+33 : Dans le livre, tu dis, je cite « TPZ,* le Romain Molina** du Rap ». Le journalisme dénonce-t-il toujours, surtout dans le rap ?

*(Youtubeur, NDLR)

**(journaliste se battant contre la pédo-criminalité dans le sport notamment, NDLR)

BW : TPZ ça fait un an que je le suis. Je suis tombé sur sa vidéo « Skyrock, pédophile FM » et j’ai trouvé ça génial. Je me suis dit ‘enfin’. Enfin un jeune qui sort de nulle part et qui évoque ces sujets, c’est cool. J’aime son côté investigation, son côté documentaire recherché. Un peu comme Andy Discute, qui s’intéresse lui plus sur les documentaires histoires de vie d’artistes. TPZ amène un truc d’investigation, il va chercher des sociologues, il a un vrai taff de recherche que je respecte beaucoup. Maintenant, il faut que ces chaines-là puissent avoir d’autres visibilités, des modèles, des perspectives. Les formats de TPZ ne vont pas dans le sens du public, comme ce qu’il a fait sur la lean : c’est un sujet qui vient vraiment questionner le game. Ça manque de profils comme ceux-là.

+33 : Page 255 tu dis, je cite « tout laisser passer au rap ce n’est pas l’aimer mais le mépriser ».
Quel est ton rapport au rap après avoir travaillé et publié ce livre ?
Peut-on encore aimer le rap quand on a des convictions ?

BW : Pour moi aujourd’hui, aimer le rap ce n’est pas forcément tout lui passer. De même manière qu’aujourd’hui j’ai une fille qui est une jeune adulte et ce n’est pas l’aimer que tout lui passer.
Le paroxysme de l’individualisme c’est « chacun fait ce qu’il veut, ça ne me regarde pas ». On vit ensemble, on est en train de créer une société ensemble : plus on a un discours public, plus il a de l’impact. Aujourd’hui, je dis qu’il faut faire attention au discours qu’on donne sur le rap.
Pour répondre à la deuxième question, j’écoute davantage du rap qui m’intéresse aujourd’hui. Il y a suffisamment de raps pour écouter ce qu’on veut. J’ai bien aimé dernièrement la sortie de Sadek « Changement de Propriétaire ». Il y a des artistes que je veux continuer de suivre, de soutenir comme SCYLLA ou Hyra. Dans la new gen’ il y en a qui m’intéressent. Je sens que je deviens un peu vieille pour ce qu’ils racontent, qu’il y a un décalage. Mais j’essaye de m’y intéresser quand même. Les deux qui m’ont accroché c’est Houdi et Kay The Prodigy. Il y a aussi EKLOZ ou Asinine. Je suis très fan du LEFA post-2015. Mais je ne suis pas une experte musicale, une critique ou chronique d’albums. Je ne suis pas là pour dire ce qui est bien ou pas. J’essaye de poser des questions aux gens et de leur faire prendre conscience de ça.

+33 : Quels sont les trois morceaux que tu ressortirais de meufs qui t’ont mis une claque récemment ?

BW : Comme j’ai dit à madmoizelle le média, je dirais le titre « BB Compte » de Meryl, car c’est une autre façon de parler de l’argent que je trouve hyper responsable, c’est de la bonne trap. J’ai mis « Baecation » de Le Juiice car c’est très rare pour une femme de parler de sexualité aussi librement dans le rap. La dernière c’est Casey avec « Banlieue Nord », l’hymne de la culture street. Il y en a plein d’autres, c’est dur de choisir. Il y a aussi « Elle est partie » de Salif.