Nicolas Rogès, son livre sur le rap de Boulogne : « une histoire personnelle qui vient se mêler à l’histoire du rap français».
Nicolas Rogès est journaliste et écrivain dans le milieu de la musique et plus particulièrement dans le Hip-Hop. Après un premier ouvrage sur la Soul et une biographie sur Kendrick Lamar, le Grenoblois de 31 ans a annoncé la sortie de son premier livre sur l’histoire du rap de Boulogne. Nous l’avons rencontré afin de discuter de ce qui l’a amené à choisir cette ville comme terrain de chasse, et à en rencontrer ses principaux acteurs.
La route est longue de Boulogne à Grenoble’
+33 : Comment est-ce que tu as commencé à écrire sur le rap ?
Nicolas Rogès : J’ai 31 ans, ça fait 15 ans que j’écris sur la musique. J’ai commencé sur un petit blog que j’avais créé avec mes meilleurs potes, sans prétention, mais avec l’objectif de partager ce que j’écoutais dans la musique. D’ailleurs, ça reste encore mon unique objectif aujourd’hui. Au fur et à mesure qu’on écrivait les articles, je me suis professionnalisé et j’ai rejoint une plus grosse structure qui s’appelait Neoboto. C’était l’époque des webzines, des sites web. On a fait le format « partiel de punchlines » sur YouTube notamment et aussi énormément d’articles pour le site internet. J’ai travaillé par la suite pour l’ABCDR du Son et Libé jusqu’à écrire mes propres bouquins. Je commence vraiment à faire ça à temps plein aujourd’hui.
+33 : Comment en es-tu arrivé à écrire le livre pour lequel on se retrouve aujourd’hui ?
NR : Pour moi, un livre historique, c’était logique. Ca faisait longtemps que j’avais envie d’écrire sur Boulogne, une scène du rap français qui me fascine depuis longtemps. Je me pose pas trop de questions : quand j’ai envie de faire un truc, je le fais simplement.
+33 : Quel statut est-ce que tu penses avoir acquis avant la sortie de ce livre sur Boulogne ? Plus largement, comment définirais-tu ton travail et la perception que les gens en ont ?
NR : Mon statut, je ne le connais pas et ça n’a pas vraiment d’importance pour moi ! Souvent, je dis que je suis ‘journaliste par facilité’. Je me considère plutôt comme un auteur, car je n’ai pas fait de vraies études de journalisme, comparé à Raphaël Da Cruz par exemple.
Je me vois plutôt comme un auteur : le travail sur des livres historiques, mais aussi sur du roman, des documentaires pour d’autres médias, sur YouTube ou autre… Mais pas ‘écrivain’ car je trouve que c’est un peu pompeux. L’auteur, c’est l’image du ‘gars à la plume’. Je me considère comme un passeur d’histoires. L’important c’est de me mettre en retrait et de ne jamais dire : ‘je pense que’ mais plutôt de délivrer des histoires pour que les gens aient leur propre interprétation.
+33 : Qui est ton public avec ce genre de proposition de contenus ?
NR : Je ne le sais pas du tout en vérité. Ce que j’essaye de faire, c’est un livre qui soit le plus honnête et le moins chiant possible. En tant que passionné de musique, j’ai adoré lire d’autres livres. En écrivant celui-ci, j’ai essayé d’apporter au grand-public des notions un peu plus nichées, comme de tenter de vulgariser le sampling. Je ne voulais pas faire un truc élitiste. Ces histoires, ces parcours, ces albums méritent d’être partagés donc je veux vraiment trouver un équilibre entre les spécialistes et le grand public qui découvrent l’histoire.
Qu’est-ce qui fait marcher Nicolas Rogès ?
+33 : C’est ton premier livre sur le rap français. Pourquoi retracer l’histoire du rap de Boulogne-Billancourt ?
NR : J’ai beaucoup écrit sur le rap français avant mais je n’avais jamais fait l’exercice d’un très long format comme celui-là. C’est quelque chose que je voulais faire depuis très longtemps. J’ai cherché un sujet et il y a trois ans, avant que je commence à écrire, je me suis rendu compte que j’étais arrivé au rap français par l’école de Boulogne. J’y ai vu un parallèle avec le rap américain, notamment new-yorkais. C’est le premier rap qui m’ait intéressé quand j’avais 12/13 ans avec G-Unit et 50 Cent. Puis, j’ai découvert les groupes comme A Tribe Called Quest ou Native Tongue avec un fort mélange de soul et de funk… En France, quand tu t’intéresses à Native Tongue, tu tombes forcément sur les Sages Poètes de la Rue. Ce sont une de mes premières influences en France : Kohndo, qui est un de mes rappeurs français préférés, Booba et ainsi de suite. J’ai décidé d’écrire là-dessus. Finalement, c’est une histoire personnelle qui vient se mêler à l’histoire du rap français dans ce livre.
+33 : Comment est-ce qu’on retrace l’histoire d’une ville entière ?
NR : Quand j’ai une idée, si j’ai l’impression que je ne peux pas y arriver, c’est un signe qu’il faut que je le fasse. Essayer de retracer 30 ans de rap auprès d’artistes que je ne connaissais pas, dans une ville où je ne suis jamais allé : c’était un sacré challenge personnel, c’était très excitant. Je me suis tout de suite mis dans la peau d’un investigateur, en interviewant le plus de monde possible et en me basant sur le plus de témoignages. 90% du livre est issu des interviews que j’ai réalisées. Je voulais me concentrer sur les hommes de l’ombre. Car l’histoire de Boulogne a déjà été racontée par Booba, Salif ou les Sages Po’ en interview. Mais par contre, il y avait des gens qu’on n’avait pas questionnés et que je voulais également entendre.
+33 : Le lien entre le rap américain et le rap français est très présent dans le livre et très tôt. Pourquoi ?
NR : Je pense que ce qui m’intéressait vers le rap de Boulogne c’est le fait que ce soit un rap très tourné vers les Etats-Unis. Zoxea, Melopheelo, Dany Dan me l’ont tous les 3 dit. Ils parlent du Wu-Tang, A Tribe Called Quest, de Smoothe Da Hustler, tout comme Lunatic avec Mobb Deep, Smif-N-Wessun…
Ce qui est intéressant c’est que tu peux faire énormément de liens et de ponts entre les deux, notamment grâce au sampling. Je voulais m’intéresser aussi à la question de ‘comment le rap français s’est articulé autour du rap américain ?’.
+33 : Qui est-ce que tu démarches en premier pour écrire ce livre ?
NR : C’est la question que je me suis posée en premier : qui aller voir ? Je me suis directement tourné vers Melopheelo, Zoxea puis Dany Dan (du groupe Sages Poètes de la Rue, NDLR). J’avais une démarche de respecter leur histoire et je voulais être parfaitement juste. Si eux ne voulaient pas qu’on fasse un livre sur cette scène-là, je ne l’aurais pas fait. Avoir l’accord de ces personnes-là, c’était une première chose. Puis, leurs témoignages sont hyper riches et ils peuvent t’ouvrir aux autres personnes. Le fait d’avoir cette validation a été important pour les gens que j’ai interviewés par la suite. Il y a eu l’effet boule de neige. J’ai fait énormément de rencontres grâce à l’aval de Melopheelo et Zoxea.
+33 : La préface du livre a été écrite par Mehdi Maizi. Pourquoi ?
NR : Je n’avais jamais eu de préface sur mes précédents livres. Mehdi, je le connais depuis longtemps, je suis fan de son travail et de sa personnalité. Il parle des Sages Po’ régulièrement et de cette scène de Boulogne sans posture : il est vraiment passionné par cette école. Je l’ai interviewé d’abord pour le livre avant de lui proposer d’écrire la préface. Il m’a répondu qu’il était chaud et ça s’est fait naturellement.
carte postale de Boulbi’
+33 : Que représente la couverture du livre pour toi ?
NR : Elle a été réalisée par Tashi Bharucha, un des hommes de l’ombre des Sages Po’. Il était considéré comme le 4ème membre officieux du crew. Il a fait des pochettes et des clips avec eux. C’est une des premières personnes que je rencontre dans le cadre de ce livre d’ailleurs. Pour moi c’était une évidence qu’il fasse quelque chose dans ce livre. Je lui ai donné carte blanche, c’est lui qui a choisi les couleurs. On a discuté tous les deux de l’idée de la carte et des noms de rues qui sont remplacés par des morceaux de rap. Il y avait aussi un clip des Sages Po’, « À la recherche du rap perdu » qui était construit de la même manière que la première couverture du livre. Je voulais vraiment ancrer le livre dans son territoire.
+33 : Est-ce que tu étais au cœur de la ville pour l’écrire ?
NR : Je me suis beaucoup déplacé, j’ai rencontré pas mal d’artistes sur place. Pour moi, c’est important d’avoir une écriture la plus immersive possible, que les gens s’immergent vraiment avec moi. J’ai commencé à me déplacer pour écrire mon livre sur Kendrick Lamar à Los Angeles et c’est resté.
Je me suis rendu compte que c’était indispensable que je me rende à Boulogne pour pouvoir en parler. J’ai un ami, Zo. de l’ABCDR, qui m’a fait visiter la ville donc ça m’a aidé à comprendre son histoire. Sinon, on a fait pas mal d’interviews par téléphone quand c’était impossible.
+33 : Page 27 du livre tu dis, je cite : « parler de rap, c’est souvent s’improviser géographe ». Tu t’improvises également historien dans le livre pour placer le contexte du rap dans l’histoire de la ville de Boulogne. Comment se passe ton processus de création ?
NR : C’est quelque chose d’hérité dans ma manière d’écouter et de consommer la musique. J’ai toujours vu la musique comme une manière d’explorer la société, de répondre à certaines problématiques. La société et la musique sont des choses liées. Toutes les musiques associées au Rap : Soul, Funk, Jazz, Blues… ont un côté social à un moment. Le rap, c’est une affaire de migrations sociales, de géographie. Je parle des usines Renault de Boulogne, dans lesquelles les parents de Zoxea et Melopheelo ont travaillé et qui ont participé à l’histoire du rap du quartier du Pont-de-Sèvres à Boulogne. Cette ville est ultra singulière pour le rap mais aussi pour le syndicalisme, l’industrialisation, l’histoire… Un des thèmes de ce livre c’est aussi la différence entre Boulogne-Billancourt, une ville très riche, et le quartier du Pont-de-Sèvres qui est très populaire. Ça a nourri le rap d’Ali, Booba, LIM, Les Sages Po’, Khondo…
+33 : Est-ce que tu as l’impression d’avoir fait le tour de Boulogne en écrivant ce livre ?
NR : J’ai toujours envie de plus, donc l’impression de toujours oublier quelqu’un. J’ai forcément dû oublier des gens car résumer une histoire comme celle-ci en 370 pages c’est dur. D’autant que j’ai dû diminuer car de base le livre faisait 600 pages à la première version. Puis, il y a des gens qui n’ont pas voulu forcément parler et je le respecte.
+33 : Dans le livre, tu dis avoir tenté de discuter avec le maximum de personnes possibles et tu fais référence à des histoires à plusieurs versions, notamment la rencontre entre Booba et Ali pages 49 et 50. Comment est-ce que tu te positionnes sur des potentielles guerres internes ou plaies -encore- ouvertes ?
NR : Je pense que c’est une démarche journalistique de recouper les sources et c’est à la base de mon travail sur ce livre. Je voulais vraiment confronter les points de vue. J’ai recueilli des faits en essayant de parler des histoires de gens qui ont pratiqué le rap à Boulogne, sans m’attarder trop sur les embrouilles ou les histoires un peu glauques qu’il y avait pu y avoir. C’était la musique et l’histoire qui étaient les plus importantes pour moi.
+33 : Dans le livre, il n’y a presque pas de rappeuse. Pourquoi ?
NR : C’est quelque chose qui m’a énormément frustré dans l’écriture. Je ne sais pas pourquoi il y avait si peu d’artistes féminines dans le rap de Boulogne. À part l’artiste « la gonz viv », qui était une rappeuse lyonnaise qui a rejoint le Beat de Boul, c’est quasiment exclusivement masculin. Il y a eu Kenny Arkana qui a fait ses premiers couplets à Boulogne, notamment sur une compilation de rappeurs de Boulogne « 92100% ». Mais je ne peux malheureusement rien y faire, c’est comme ça, il n’y avait pas de rappeuse avec eux… C’était une époque dans le rap français où il n’y avait peu de rappeuses exposées, alors que des femmes sont à la base d’énormément de trucs et que c’est une réécriture de l’histoire de les oublier.
L’héritage de l’école boulonnaise
+33 : C’est quoi « l’école boulonnaise du rap » ?
NR : C’est une question que j’ai posée à toutes les personnes que j’ai interviewées. Pour eux, l’école ça veut littéralement dire les cours de rap, car les Sages Po’ donnaient des cours de rap aux artistes. Il y a une scène que je raconte dans le livre où Melopheelo, Zoxea et Dany Dan sont dans le quartier de la Place Haute à Boulogne et, un peu à la manière du jonglage pour les footballeurs, ils s’exercent à la rime avec des assonances ou métaphores et les autres artistes doivent répondre par des punchlines…
Ces artistes avaient des salles où ils se réunissaient pour rapper leurs textes, ils se jugeaient les uns les autres, ils retravaillaient… Les Booba et consort ont vraiment appris au contact de leurs professeurs Les Sages Po’. C’était vraiment une sorte d’école avec élèves et professeurs.
+33 : Quel est l’héritage de Boulogne dans le rap français aujourd’hui ?
NR : C’est une idée qui est arrivée assez vite dans les témoignages qu’on m’a donnée. Un des héritages de Boulogne, ce sont leurs albums évidemment, mais surtout le fait que d’autres rappeurs parlent d’eux. Comme La Fève qui fait référence à Zoxea dans un morceau ou que dans le dernier documentaire de l’Entourage, Eff Gee explique qu’ils ont été formés -entre autres- par le rap de l’école boulonnaise. L’héritage de cette école est assez dissout, car c’est un héritage de l’écriture, d’une façon de rapper et de l’école de la rime.
Tourné vers son prochain livre
+33 : Dans le livre, tu parles de la relève incarnée par le rappeur « Tuerie ». Pourquoi lui ?
NR : J’ai découvert et aimé sa musique avant de savoir qu’il était de Boulogne. Humainement, c’est un homme incroyable, on s’est déjà rencontrés plusieurs fois. Quand je parle de lui, j’ai forcément de l’affect. Puis, il est proche de Foufoune Palace pour qui j’ai un profond respect, il a sorti un projet « Bleu Gospel » et c’est l’artiste qui m’a mis l’une des plus grosses claques de ces dernières années niveau rap français. Il est très jeune et il a plein de respect pour les anciens.
+33 : À la fin du livre, tu parles d’un potentiel projet « Boulogne Anthologie ». Qu’est-ce qu’il représente ?
NR : C’est Yara Moon, une personne importante de Boulogne, qui m’a parlé d’un projet réunissant tous les rappeurs boulonnais. Pour le clin d’œil, j’ai décidé de le mettre à la fin du livre. Je trouvais ça beau comme symbole qu’un mec qui a participé à cette histoire-là se dise ‘il y a peut-être un rendez-vous manqué, que les gens attendent’ et en s’adressant indirectement aux artistes cités dans le livre : ‘pour ces gens-là, réunissez-vous et faites-le !’.
+33 : Quand on a ouvert la boite de pandore et qu’on commence à vouloir cartographier le rap français, on peut se demander jusqu’où tu peux aller. Est-ce que tu te verrais écrire un bouquin sur Evry, Vitry ou Saint-Denis ?
NR : J’ai plein d’envies d’écriture mais pas uniquement liées à un département ou à une scène en France. Je voudrais partir de ça. J’aime bien aller vers des trucs différents et stimulants. Et puis, je ne sais pas si, en France, une scène m’a autant accompagnée que Boulogne. J’espère que d’autres personnes vont vouloir écrire sur d’autres villes et cartographier le rap français. Aux Etats-Unis, j’aimerais beaucoup faire la scène de Chicago. Je pense que c’est la ville la plus importante de la musique dans l’histoire noire américaine.