“La Lettre” de Lunatic : quintessence du storytelling
Composante essentielle de l’histoire du rap français, le storytelling constitue la genèse de bon nombre de titres entrés au Panthéon du genre. Paru au tournant du nouveau millénaire, La Lettre de Lunatic s’impose comme l’une des pierres angulaires de cette lignée. Près d’un quart de siècle après sa sortie, (+33)RAP entreprend d’explorer cette œuvre désormais passée à la postérité.
Le rap français a toujours été le miroir de la société et des expériences vécues par ses artistes. Au-delà du flow et de l’habilité dans l’emploi des rimes utilisées, le storytelling, ou l’art de raconter des histoires, occupe une position centrale dans le paysage du rap. De Sinik à Laylow en passant par IAM, nombre de rappeurs ont façonné des récits captivants à l’aide de leur plume. Afin de revenir sur certains des plus marquants, (+33)RAP lance le premier épisode de sa nouvelle série d’articles : « Storytelling et rap français« .
Qu’est-ce que le storytelling ?
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient tout d’abord de se pencher sur la signification du terme “storytelling”. S’il est défini par le dictionnaire Larousse comme une “technique de communication politique, marketing ou managériale qui consiste à promouvoir une idée, un produit, une marque, etc., à travers le récit qu’on en fait, pour susciter l’attention, séduire et convaincre par l’émotion plus que par l’argumentation”, sa signification prend une tout autre dimension lorsqu’il est utilisé à des fins musicales. Dans ce contexte particulier, il vise plutôt à dépeindre des scènes de la vie quotidienne, partager des expériences personnelles, ou encore créer des personnages fictifs.
Un récit épistolaire saisissant
Extrait de l’album Mauvais Œil, le morceau La Lettre de Lunatic illustre parfaitement l’art du storytelling. Contant l’histoire d’un homme incarcéré en prison qui entretient une correspondance avec un ami à l’extérieur, ce récit nous immisce dans l’univers d’un détenu partageant ses sentiments, ses pensées et ses expériences depuis sa cellule. Et puisque dans le rap, fiction et réalité s’entremêlent grandement depuis toujours, il est bon de savoir que ce récit narratif raconté par Ali et Booba est tiré d’une histoire vraie.
Quand la fiction se mêle à la réalité
En effet, si l’album Mauvais Œil a vu le jour en 2000, c’est pourtant deux ans plus tôt que sa sortie était initialement prévue. Cependant, en raison de son implication dans une affaire de braquage de taxi, Booba se voit contraint de purger une peine de dix-huit mois de prison, contrecarrant ainsi les plans du groupe. Une passe difficile que les deux artistes relatent dans La lettre à travers une correspondance épistolaire.
Récit d’une morose routine
Le morceau commence par le couplet d’Ali. S’adressant à Booba au travers d’une première lettre, il livre quelques détails sur son quotidien à l’extérieur, marqué par la monotonie et la morosité. “07/03, re-noi j’ai reçu ta lettre du 25/02, dehors toujours la même merde, les stup’ et les ragots à rôder”. Désireux d’insuffler à son acolyte de toujours la force et le courage nécessaire pour surmonter cette passe, il lui adresse quelques paroles porteuses d’espoir : “Frérot, mes mots suffiront pas à scier tes barreaux, mais à renforcer ta patience, faut en faire de l’acier.”
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La voix du détenu
S’en suit alors le second couplet, au travers duquel Booba répond à Ali par l’intermédiaire d’une autre lettre. Un nouveau récit narratif dans lequel le détenu dépeint de manière crue et réaliste ses conditions de vie en prison, l’absence de liberté, la violence et la solitude. “Écoute Ali, ça va bientôt s’arranger, enfin je crois, je tourne avec deux-trois gars du 93 […] Sinon dans ma cellule, je fais des pompes, j’écris des textes, je taffe, et sur les murs j’ai des photos de ‘tasses.” En outre, il témoigne également de sa frustration face à sa détention, à l’heure où le rap français connaît son âge d’or : “Au fait, paraît qu’l’industrie du disque a saignée, et qu’les n***** arrêtent pas d’signer”.
Une marque indélébile
Le morceau a laissé une empreinte profonde dans le monde du rap francophone. Régulièrement cité par d’autres artistes contemporains, le titre a aussi fait l’objet de reprises, à l’instar de La Lettre Part.2. Interprétée par Caballero et JeanJass, la chanson extraite de Double Hélice 3 constitue un hommage appuyé à Lunatic.
Plus largement, La Lettre est aujourd’hui considéré comme l’un des piliers du storytelling dans le rap français, résonnant encore comme l’un des plus beaux joyaux du genre, même plus de deux décennies après sa sortie.